LES CONCESSIONS


Les Concessions (30 min), Lac-au-Saumon, 2019-2021.

Moyen métrage documentaire co-réalisé avec Anne Bérubé, produit et présenté dans le cadre de la programmation Duologie, Dare-Dare, Montréal.

Merci à la FCVR pour son support. 


Photos : arrêts sur images, Sarah Chouinard-Poirier et Anne Bérubé.




Sous les branches du grand tilleul, je me suis assise et j’ai fumé. 


On est parties une journée grise. On a roulé sans musique, sans beaucoup parler. On a fumé deux cigarettes. On est allée à l’épicerie, on a acheté de l’hummus. Au restaurant à Saint-Jean-Port-Joli on a mangé des fruits de mer trop chers pour notre budget. On s’est dit que c’était correct, qu’il fallait fêter. Anne avait loué une cabine à Baie-des-Sables avec deux chambres, une cafetière, des petits verres en plastique, une vue sur la mer. J’ai mis l’hummus dans l’frigo. J’ai ouvert une bouteille de vin. On a fumé des cigarettes et Anne est allée dormir tôt. Je me suis assise dans le noir. J’ai pleuré devant l’idée de la mer. Anne ronflait de l’autre côté du mur. Je n'ai pas dormi. Le lendemain il faisait chaud. 


Il fait toujours trop humide dans la Vallée. Y’a pas d’air. À Amqui, j’ai acheté des cornichons de mer, du sel aux champignons et de la confiture. À la brasserie, on a parlé. J’ai dit à Anne que je feelait pas. Elle m’a écoutée, a partagé des choses sur sa vie. Après la bière, on était un peu plus relaxes. Une dernière cigarette. On s’est mises en route pour la maison-mère, le soleil se couchait. Elle était éclairée à contre-jour, immense, sévère. Les Saintes-Vierges en pierre sur la façade me regardaient de haut. Dans ma tête, je me fais toujours des scénarios : là, j’imaginais qu’on allait me faire signer un placement volontaire. Abus de langage. Elles ont ouvert et j’ai souri. Non sans effort.  Regina, Pierrette, Odette m’ont souri. On a visité un peu, mais je ne me souviens de presque aucune parole, comme j’avais la tête sous l’eau. Je me souviens de la chaleur du corridors du 4e étage qui rappelait un hôpital. Ça m’a fait du bien. Je me suis dit que c’était ça, que j’allais me laisser guérir, ou quelque chose comme ça. J’ai posé ma caméra empruntée et mes sacs. J’ai ouvert la fenêtre, je me suis étendue sur le lit simple. Ma respiration était difficile. J’ai regardé la porte bleue. Je n'ai pas dormi. 


Je me demandais ce que j’étais venue faire là. Je ne suis pas croyante. Comment j’allais faire pour qu’elles m’apprécient, pour qu’elles acceptent ma présence? Il fallait que je fasse comme chez ma grand-mère, que je souries, que je manifeste la joie, la curiosité, l’amour. Que je sois simple. Que je sois présente. La tâche était trop grande. 


7:15 am, les Laudes, Leurs chants grésillent dans les hauts-parleurs. 7:30 Regina traverse le long corridor. Bon matin, t’as bien dormi, as-tu faim, on va déjeuner? 7:40 petit jus, café, toast, confiture de framboises. Conversation. 8:00 tilleul, cigarette. Je me suis appliquée à chercher ma place dans des chambres vides. Observer la routine, manger à des heures régulières. La caméra est devenue un hermitage difficile comme une fin de semaine de Vipassana. « Avec ta caméra, toi aussi tu pries », m’as dit Odette. 


Quand tout le monde était couché, j’allais seule sur le balcon du 4e où je fumais en cachette. Je regardais la lune qui est la même pour tout le monde et pensais parfois à me tirer en bas, pas pour vrai, juste une façon de dire les choses. Le mercredi, elle m’a dit que c’était fini. Je suis restée sur le balcon 5 nuits. Je suis restée sur le balcon 5 mois. J’ai pris des médicaments, ça a fini par passer. 


Odette : Tout passe sauf l’amour.

Elle : L’amour passe aussi j’pense.


Ça a passé. Comme un rêve semi-conscient à la fin d’une nuit d’insomnie. Je ne sais toujours pas si je les ai vues. Étaient-elles des activistes, des lesbiennes séparatistes, des patricides, des pas mariables, des survivantes? Des fantômes, des projections? J’ai posé les questions, sans trouver les réponses. J’étais peut-être allée voir s’il y avait une place pour moi. Si, deux générations plus tôt, le couvent aurait été ma maison. Est-ce que je me serais mariée à Jésus pour que mon amour m’aime pour toujours? Est-ce que j’aurais repassé le linge du curé pour ne plus qu’un homme me touche? Est-ce que j’aurais été Servante de Notre-Dame-Reine-du-Clergé? Est-ce comme ça que j’aurais négocier la liberté?